Alessandro Gallicchio | Expressions de l'intermittence
something much louder, la première vidéo de Muriel Leray, se définit par son éloignement des codes de représentation audiovisuelle. Tout en respectant la durée d’un vidéoclip, elle dévoile par intermittence une rupture volontaire, un désir de silence qui semble être à l’opposé du flux ingérable d’informations générées par la société contemporaine. L’artiste a décidé de filmer dans le noir, de tester le capteur nocturne de l’appareil et de vérifier sa ténacité ; est-t-il à l’aise avec l’enregistrement d’informations dans l’obscurité ? Convaincue de l’autorité de toute image, Leray refuse les hiérarchies esthétiques [1]. Elle décide donc d’explorer l’environnement sonore avec la même attitude : nous entendons du bruit, un chaos qui semble lointain, une audacieuse déclinaison auditive de son approche visuelle. Cette forme d’appropriation passe à travers un regard qui essaie de réduire au minimum l’intervention artistique, posture qui trouve une confirmation dans le montage du film. Les interruptions, les coupures et les changements de séquence deviennent l’emblème d’une narration déstructurée qui fait l’éloge de l’intermittence. Seul le texte, en bas de l’écran, semble indexer des éléments dans l’image. Grâce à ce dialogue fictif en anglais, toujours marqué par de brusques changements de vitesse, le spectateur peut essayer de visualiser l’espace filmé.
David Freedberg, dans ses études dédiées à l’anthropologie de l’art, a démontré –faisant appel à l’histoire de l’iconoclasme [2], la force du pouvoir d’évocation des images. La (presque) absence de détails dans la vidéo noire de Leray nous oblige ainsi à découvrir, dans ce silence iconoclaste, des éléments de survivance. Nous faisons surtout référence à la présence d’un lieu et, plus précisément, de l'angle d’une pièce, évoqué visuellement et verbalement. La sensibilité aux formes et à leur interaction avec l’espace, caractéristique essentielle du travail de Leray, nous suggère l’utilisation d’une méthode d’analyse inattendue : l’iconologie. Se confrontant avec les images d’une histoire de l’art matériel qui lui appartient, Leray, ici, se révèle. Nous pouvons ainsi voir défiler, silencieusement, le Carré noir sur fond blanc de Malevitch, exposé soigneusement à l’angle gauche d’une salle de la Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 de Petrograd du 1915, les sculptures constructivistes de Tatlin, les installations minimalistes de Carl Andre et de Robert Morris, mais, surtout, la recherche spatiale développée par El Lissitskij dans son Prounenraum. Lisible avec un effet optique de fondu, cette pièce visait à faire ressortir les silhouettes géométriques accrochées aux murs, interprétées par l’artiste comme des vecteurs spatiaux [3]. Leray, dans something much louder, fait resurgir ces références formelles à travers leur iconoclastie respectueuse, toujours en quête d’un ordre. Nous pouvons en conclure que dans son cas il est impossible d’échapper à l’image (d’ailleurs quasi exclusivement obscurcie) mais, comme cela a été très souvent démontré [4], elle nous échappe volontairement.
- Muriel Leray, dans un entretien avec l’auteur, affirma : « Il n’y a pas d’images mauvaises, il n’y a pas d’images ratées, impossible. » (décembre 2016).
- Voir David Freedberg, The Power of images: studies in the history and theory of response, Chicago-London, University of Chicago Press, 1989.
- Voir Alessandro Nigro, Estetica della riduzione. Il minimalismo dalla prospettiva critica all’opera, Padova, Cleup, 2003, p. 79.
- Voir Roland Rech, « L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg », dans Aby Warburg, L’Atlas Mnémosyne, Paris, l’Écorquillé-INHA, 2012, p. 12.