Léna Balaud, Bernard Aspe | Deux
La coupe
D’abord, il y a le noir. Il s’agit bien d’un abord, d’une manière d’aborder l’objet exposé, quelque chose qui relève du constat empirique : ce qui s’impose tout d’abord, c’est l’objet noir, le bloc noir. (…)
Ce qui frappe en deuxième lieu, c’est que ce noir est parfois accompagné de transparence. Il ne s’agira pas d’autre chose (…) : passer du noir à la transparence ; ou encore : penser le noir avec la transparence. Ce qui veut dire aussi : penser les pièges qui vont avec l’effet de transparence – les reflets. Penser ceux-ci comme pièges, mais sans les y réduire (…).
Ils sont, pourrait-on dire, les gardiens des surfaces, les gardiens des apparences, ou les gardiens de l’apparition de la transparence.
La (non-)couleur et les effets ambivalents de transparence ou de réflexion ne sont pas laissés à eux-mêmes ; ils sont indissociables de ce qui vient se conjoindre à l’expérience sensorielle : les textes, ou fragments de textes (s’il s’agit bien de « fragments »), phrases ou bouts de phrases, qui les accompagnent (…). En tout cas, des écrits, des inscriptions. Et ce que l’on peut dire avant tout de ces écrits, c’est qu’ils sont rétifs au sens : ils rechignent à donner d’emblée ce que l’on est supposés en attendre. (…)
Noir, transparence et reflets, inscriptions : c’est bien assez pour faire un objet, un objet qui s’impose, ou qui s’interpose. Un objet exposé, dont l’exposition a un effet d’interruption. C’est sans doute l’un des aspects du travail de l’art pour Muriel : pouvoir opérer des coupes dans un monde qui se donne comme compact – mais pas de la compacité du bloc, justement : un monde qui a bien plutôt la compacité paradoxale du fluent, du devenir et du changement perpétuel, et qui aboutit finalement à une paradoxale surmobilité gelée. (…)
Inquiétude / Faire face
(…) Notre époque est une époque d’inquiétude : on est inquiets pour sa sécurité, on cotise à des assurances, et puis on est même inquiets d’être inquiets, on prend des cachets, on fait du yoga. Mais peut-être que justement, on est tellement inquiets, qu’on répond excessivement à l’inquiétude, au lieu de l’expérimenter. Ce sont des efforts en pure perte. (…)
Muriel nous invite à éprouver l’inquiétude. Être dans l’inquiétude, c’est une manière d’être présent aux choses, d’y être attentif, mais justement d’être attentif non pas tant aux choses elles-mêmes qu’à leurs parts d’ombre, à ce qu’elles ont d’incompréhensible ; à ce qu’elles ne sont pas encore ; c’est une certaine manière de se tenir sur le seuil de l’imminence… quitte à être un peu fatigué (…).
Le visiteur doit faire face : l’art est donc le lieu d’une épreuve. Comme dans toute épreuve choisie, on peut parler d’une ascèse. Peut-être qu’il s’agit toujours de faire face à la même chose, à savoir : à ce qui ne peut être comblé par la projection de sens. Mais il ne s’agit pas de faire face à l’absence de sens comme telle, comme il s’agirait de faire face au manque, à la finitude. Car ici on ne peut se complaire dans la dramaturgie de l’abîme. Muriel ne nous laisse pas seuls, elle nous lance sur des pistes, même si ce sont des pistes qui nous laisse inquiets sur la manière de les emprunter.
Division multiple
(…) On dira donc qu’il y a division du sensible et obstacle au sens. Il y a division du sensible par la coupe noire du bloc ; il y a obstacle au sens là où l’on s’attendrait à le trouver évident, dans ce qui est écrit. Mais il y a plus : la division ne peut être opérante que parce que l’œuvre elle-même est présentée comme divisée. La division à laquelle nous sommes exposés, celle à laquelle il s’agit de faire face en premier lieu, c’est celle qui passe entre le sensible et le lisible. (…)
Paradoxalement, la division va ici de pair avec une impression d’hospitalité. On se sent requis dans ce champ de polarité peuplé d’objets et de mots qu’on ne peut voir d’un seul regard : on ne peut rester en dehors pour le regarder. (…)
Peut-être qu’on n’a pas fini d’apprendre ce que peuvent les objets. Nous sommes à l’époque où les objets sont apparemment actifs. Ce ne sont plus de simples outils que nous mettons nous-même en action. Les objets électroniques agissent, parlent, apprennent. Mais ce type d’objets, nous les utilisons comme des miroirs (…). Et pourtant, entre l’usage purement fonctionnel, qui nous centre sur la trivialité de la vie, et l’usage spéculaire, qui ne nous sort pas beaucoup de nous-mêmes, il y a bien une opérativité des objets, et notamment en ce qui concerne l’art : en tant qu’ils forment un contexte, un dispositif, une composition.
Mais même un paysage naturel, non composé, peut avoir cette opérativité. Il semble que Muriel se joint à Simondon pour nous inviter à cultiver une certaine attention aux objets pour sentir ce qu’ils composent comme contexte, et par là même comment ils agissent sur notre manière d’y être.
La place du sujet
Que se passe-t-il alors dans les espaces de Muriel ? Et d’abord, ces espaces font-ils circuler des représentations, ou des images ? (…)
On peut bien ici parler d’images, mais ce sont des images sans représentation. Ce sont des images évanouissantes, des images qui ne prennent pas consistance comme images, et qui se retrouvent finalement absorbées par le noir. (…)
Il y a bien cependant des images, si une image est une altération dans le champ du visible – un supplément de visibilité ajouté au visible. Une image ne se confond pas avec l’objet qui en est le support. On pourrait dire qu’une image convoque les puissances ambivalentes de l’imaginaire, mais outrepasse pourtant ce dont ces puissances sont à même de s’emparer. Une image est toujours trop grande – pour notre tête, pour notre esprit, pour notre mémoire : trop grande pour nous, même si elle est de petit format. Elle se caractérise par ceci qu’il ne peut exister, ni dans la saisie symbolique, ni dans le comportement réel, quoi que ce soit qui puisse être ajusté à son être.
L’image n’est donc pas en tant que telle le lieu de la capture imaginaire, le lieu de l’identification. Elle est le lieu qui déborde les ressources de l’imaginaire au point même où elle les convoque. (…)
Mais la question que l’on peut se poser concernant les espaces de Muriel est surtout : où est le sujet ? Quelle est la place que l’on doit venir occuper ? Et y en a-t-il une ? Muriel mobilise plusieurs éléments qui pourraient être là pour fournir une réponse facile à ces questions : le miroir où se mirer, la chaise où s’asseoir pour regarder (…). Mais elle les désactive de cette fonction. On ne peut pas se voir dans les miroirs, et les chaises ne sont pas tournées vers les cadres (…).
Nous restons avec l’invitation à être là et une interrogation sur la place à occuper, dans ce contexte contraignant où l’on sent bien que cette place n’est pas hasardeuse, qu’il y a un système de contraintes dans lequel s’inscrire pour saisir ce qui a lieu. Mais surtout avec cette interrogation, qui est bien le travail subjectif par excellence : qu’est ce que ça fait si je me mets ici où là ? Quelle que soit la place que l’on choisira d’occuper, on l’occupera avec cette interrogation, on l’occupera comme inquiets. (…)
La transparence et l’obstacle
Nous parlions en commençant des effets de transparence, et des reflets qui tout à la fois l’empêchent et la révèlent. Le reflet pourrait être vu comme l’image du véritable obstacle, dans la mesure où s’y voir empêche de voir, ou du moins invite à se dispenser d’y voir. Et si les effets de fausse transparence (reflets, miroirs, etc.) font obstacle, alors il faut à la fois essayer de les présenter et de contrarier leurs effets, comme dans l’exposition actuelle. Une manière de ne pas laisser le sujet captif de sa projection imaginaire, laquelle toujours ultimement prend la forme d’une image dans un miroir. (…)
Le temps divisé
(…) Si l’on abandonne la visée d’une communauté réconciliée ou restaurée, que promet dès lors le travail de l’art ? Est-ce qu’il contient encore une « promesse de bonheur » (selon le mot de Stendhal repris par Nietzsche) ? Que devient la transparence promise ? Faut-il fonder un programme visant à la conquérir ?
Les blocs noirs de Muriel peuvent bien à première vue évoquer le programme d’une fin de représentation comme le faisait le Carré suprématiste de Malevitch. Mais elle nous met en garde contre une telle lecture ; elle se méfie du geste consistant à projeter un avenir. Et il semble qu’elle ait autant de méfiance pour le geste de Rousseau qui consiste à projeter un passé. Elle pose cette question (…) : « faut-il être déçu pour y croire ? » Faut-il qu’il y ait un paradis perdu, pour qu’on souhaite le retrouver ? (…)
L’intérieur et l’extérieur
La question devient alors : croire à quoi ou en quoi ? Suffit-il de répondre : en rien, en se disant que la confrontation avec cette réponse seulement peut nous empêcher de glisser dans le nihilisme (si on entendait cette réponse comme : il ne s’agit pas d’un problème de croyance) ? Mais c’est éluder le problème.
On peut le formuler autrement : pourquoi, ou pour quoi, faire face ?
Faire face, faire face à l’inquiétude, c’est aussi faire face à la division, et, si l’on suit Muriel, à cette division tout d’abord exposée : celle du sensible et du lisible.
Du moins cette division est-elle l’une des manières d’entendre le jeu de la division subjective, dont Rousseau donnait deux autres versions : la division, pour chacun, entre ce qu’il est à même de penser, et ce qu’il est capable d’agir ; et la division entre ce qui est apparent et ce qui est caché. (…)
Que le plus intime, le plus impartageable, soit aussi ce qui, en ce sens, se joue ou s’est déjà joué au-dehors, voilà qui nous oblige à compliquer le rapport entre l’intériorité supposée cachée et l’extériorité qui ne serait que jeu d’apparence. À le compliquer, mais non à l’abolir : l’impartageable procède bien d’une forme d’inaccessibilité, c’est-à-dire de l’épreuve de ce que mon expérience intime, lorsqu’elle se fait souffrance, n’est pas accessible à l’autre en tant que telle, et inversement. Wittgenstein parlait du caractère irréductible de l’asymétrie des positions d’énonciation, asymétrie entre le « je » et le « tu », comme d’une sorte de donné transcendantal – bien sûr, un transcendantal grammatical, c’est-à-dire relatif aux jeux de langage. Une asymétrie qui insiste dans les écrits de Muriel, qui y est proprement structurante.
Mais il faut bien voir que l’irréductibilité attachée à cette asymétrie procède de l’existence des jeux de langage qui la manifeste. L’erreur serait de croire que l’asymétrie serait là avant, et que les jeux de langage n’auraient qu’à l’« exprimer ». (…)
L’appartenance et l’obstacle
(…) L’affirmation “Je serai tienne” que l’on trouve dans le texte de Muriel indique que l’on appartient à ce qui nous expose, à ce qui oblige à tenir seuls la verticalité face à l’inquiétude. Autrement dit, elle indique que notre exposition solitaire et inquiète permet à une intériorité de se constituer. Nous sommes alors un élément de ce qui nous enveloppe. Dans la mesure où nous nous exposons à l’appartenance, nous nous retrouvons enveloppés dans une intériorité commune. Cette affirmation, “je serai tienne”, est une accélération, un condensé, de ce travail de la division qui peut prendre beaucoup de temps, être laborieux, pas toujours linéaire, revenir en arrière, hésiter, échouer.
Cette phrase, qui apparaît d’abord comme une phrase d’amoureuse, fait signe également vers un travail de la politique (le fragment de texte dans lequel nous avons prélevé cette phrase est “Premièrement comme un paradigme. Politique. Plus proche du ‘Je serai tienne’ qu’affirmation”). Car la communauté concernée par la politique n’est pas celle du groupe d’intériorité, composé de personnes qui ont déjà quelque chose en commun : une culture, une histoire, des pratiques, des affinités politiques. Pour qu’il puisse y avoir politique, il faut que des gens portent une idée du commun en n’ayant pour autant rien en partage, rien en tout cas qui soit déjà donné. Il faut alors s’exposer à l’appartenance à une politique commune sans pouvoir la vérifier, avant de pouvoir la vérifier. C’est sans doute ce que Rancière développe avec le concept d’ “hétérologie” (logique de l’autre). Il s’agit d’incarner une idée du commun en se plaçant au lieu de l’autre, sans savoir si l’autre nous suivra dans ce déplacement. (…)
Mais qu’il s’agisse de collectivités politiques ou de groupes d’intériorité restreints, il ne peut y avoir d’appartenance sans qu’il y ait aussi – un obstacle.
Il y a, pourrait-on dire, une positivité de l’obstacle. Mais cette positivité ne doit pas être comprise dans la logique du surmontement (de l’Aufhebung). Cette logique est au cœur de l’erreur spéculative, qui conduit à l’amertume devant le constat de l’impossibilité de ce surmontement. Une amertume qui aboutit en définitive au rejet de toute appartenance.
La dialectique dont nous parlons est une dialectique existentielle qui se soutient des inquiétudes et des butées subjectives pour relancer le travail de nos divisions. Elle peut se comprendre, non comme une logique de la négativité, mais comme une logique de la polarité maintenue, une polarité constituée à partir de, ou autour d’un obstacle. (…)
L’obstacle, c’est ce que l’on pourrait appeler : l’objet de la dispute. (…) L’objet, dans ce cas, s’impose et se dérobe tout à la fois ; il insiste, et revient toujours, sans pourtant pouvoir être saisi – sans que l’on puisse le saisir par le biais du sens. (…) Il s’agit de faire face à la division elle-même. (…)
Le noir rappelle à la fois l’insistance de l’obstacle et la plénitude qui accompagne l’enveloppe de non-couleur (…). La transparence rappelle à la fois qu’il faut esquiver les pièges des projections imaginaires (tout en les gardant en vue) et que ce qui est promis, la transparence promise, est toujours déjà là, en-deçà de l’opposition des consciences, dès lors que se dessinent les contours d’une intériorité commune.